Section I > CHAPITRE V. Qualification Juridique des Actes de Violence > Crimes de guerre > 5. Questions de qualification des conflits armés en RDC
474. Il est difficile de qualifier l’ensemble des différents conflits armés qui ont affecté la RDC sur toute l’étendue de son territoire entre 1993 et 2003. Selon la période et l’endroit, la RDC a connu des conflits armés de nature interne et internationale et des conflits internes qui se sont internationalisés. Si par moment la présence des forces armées étrangères combattant sur le territoire de la RDC permet de conclure à la nature internationale du conflit, à d’autres moments certains actes de violence de nature ethnique dans plusieurs régions semblent relever beaucoup plus du conflit interne. De même que si la guerre qui a conduit au renversement du régime de Mobutu par l’AFDL avait à l’origine l’apparence d’un conflit interne, on s’est rendu compte par la suite qu’elle était plutôt de nature internationale avec la participation reconnue de forces étrangères des deux côtés. Quant au conflit armé qui a opposé les forces rwandaises et ougandaises dans la province Orientale, les accords de paix signés par les belligérants avec la RDC où ils acceptent de retirer leurs troupes du territoire congolais confirment clairement son caractère international877. Certains conflits rapportés dans les pages précédentes nécessitent néanmoins que l’on s’y attarde afin d’en déterminer la nature et, conséquemment, le régime juridique applicable.
1993-1996 : Crise régionale
Persécution des Kasaïens au Shaba (Katanga)
475. Les nombreux actes de violence commis à l’encontre des Kasaïens à compter de mars 1993 au cours d’une campagne de persécution qui a fait de nombreuses victimes ne constituent pas des crimes de guerre mais plutôt des crimes contre l’humanité, qui seront traités dans la prochaine rubrique. En effet, il est difficile de concevoir ce dramatique épisode de l’histoire congolaise comme un conflit mettant aux prises deux groupes armés, les Kasaïens n’ayant pas été organisés en groupe armé capable de mener des opérations militaires. Il s’agirait alors plutôt de troubles internes, qui, bien que de forte intensité, ne sauraient être qualifiés de conflit armé interne.
Guerre ethnique dans le Masisi (Nord-Kivu)
476. La qualification juridique des actes de violence qui ont eu lieu avant l’arrivée des ex-FAR/Interahamwe, en juillet 1994, dépend de la nature et du degré d’organisation des milices impliquées et de l’intensité de la violence. Le rapport de l’Équipe d’enquête du Secrétaire général en RDC de 1998 a conclu que l’intensité de la violence découlant des conflits fonciers à caractère ethnique entre les Hunde et les Banyarwanda de Masisi à partir de 1993 était « suffisamment sérieuse pour déclencher l’application de l’article 3 commun des Conventions de Genève, ratifiées par le Zaïre, qui vise les conflits armés non internationaux »878. Cette affirmation a pu être étayée par les enquêtes du Projet Mapping, qui ont révélé que plusieurs incidents meurtriers ayant fait de nombreuses victimes ont eu lieu entre le 14 février et le 7 septembre 1993. Bien que l’Équipe ne puisse pas confirmer les chiffres relatifs aux pertes en vies humaines et aux déplacements massifs de populations, le fait que de tels chiffres aient été rapportés par du personnel humanitaire fiable opérant sur le terrain est certainement un indice qui suggère une intensité au-delà du seuil minimal exigé pour que ces actes de violence soient qualifiés de conflit armé interne. L’évaluation du niveau d’organisation des milices hunde et hutu du Nord-Kivu à cette époque est moins évidente. Les questions clefs au sujet de l’existence au sein de ces milices d’une structure de commandement claire ou de leur capacité de mener de vraies opérations militaires devraient être approfondies. À première vue, le lourd bilan de cette violence interethnique ayant causé, selon certains rapports, la mort de milliers de victimes et provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes879 et la création d’enclaves ethniques semble confirmer qu’il s’agissait d’attaques organisées plutôt que de violence spontanée. La MAGRIVI [Mutuelle des agriculteurs du Virunga] et les autres milices impliquées dans ces événements violents ont fait preuve aussi de leur capacité de mener des attaques coordonnées à plusieurs reprises. Qui plus est, le fait que la MAGRIVI existait comme simple mutuelle agricole disposant de structures organisées et de figures d’autorité avant de se radicaliser semble indiquer qu’elle avait le niveau minimal d’organisation nécessaire pour satisfaire les critères du droit international humanitaire en matière de conflit interne. En ce sens, les multiples homicides intentionnels commis à l’encontre de la population civile durant cette période pourraient être qualifiés de crimes de guerre880.
477. L’arrivée, en juillet 1994, des réfugiés et des forces étrangères (ex-FAR/Interahamwe) n’a pas changé la nature juridique du conflit ni des actes de violence commis. Un conflit armé interne ne peut devenir un conflit international armé que si a un État tiers intervient militairement dans ce conflit ou si b certains des participants au conflit agissent au nom de cet État tiers881. Or on ne peut considérer que les ex-FAR étaient à ce stade l’armée d’un État tiers ni qu’elles agissaient en son nom ou en étaient l’agent.
478. Par contre, l’arrivée des ex-FAR et des Interahamwe a contribué de façon dramatique à exacerber les tensions interethniques, à augmenter la violence et à intensifier les conflits armés dans la région. La prolifération exponentielle d’armes dans la région a probablement alourdi le bilan des violents incidents de Mutobo (17 novembre 1995), Bikenge (9 décembre 1995), Osso (3 février 1996) et Mokoto (12 mai 1996)882. L’existence de camps d’entraînement militaires organisés par les ex-FAR/Interahamwe au profit des milices hutu dans le territoire de Masisi a favorisé une meilleure organisation de ces dernières. Ainsi les nombreux meurtres commis par les milices hutu et hunde à l’époque, notamment pendant les attaques sur Mutobo et Bikenge en 1995 et sur Osso et Mokoto en 1996883, pourraient ainsi constituer des crimes de guerre. Les multiples exactions commises à cette période par les FAZ contre les populations civiles, notamment en décembre 1995 à Masisi et en mai et juin 1996 dans le cadre de l’opération Mbata (à Vitshumbi, Kibirizi et Kanyabayonga)884, pourraient également constituer des crimes de guerre commis dans le cadre d’un confit armé interne.
1996-1998 : Première guerre
479. Avec toute l’information disponible aujourd’hui, l’importance du rôle des États tiers dans la première guerre, qui a mené au renversement du régime de Mobutu ne peut être écartée. Si, en 1998, l’Équipe d’enquête du Secrétaire général en RDC avait estimé qu’elle n’était pas en mesure de qualifier le type de conflit armé qu’a connu le Congo pendant cette période, tout en notant la participation active du Rwanda au conflit885, tel n’est plus le cas. L’implication du Rwanda et de l’Ouganda dans le conflit, dès le début, dans la mise sur pied de l’AFDL et son organisation, la planification des opérations, le support logistique tel que la fourniture d’armes et l’entraînement d’une partie des combattants est aujourd’hui reconnue par les plus hautes autorités des pays concernés886. Les opérations militaires de l’AFDL étaient placées sous le commandement du colonel James Kabarebe, officier rwandais devenu, à la fin de la guerre, le chef d’état-major ad interim des Forces armées congolaises du nouveau Gouvernement887 . Les informations recueillies tant par l’Équipe d’enquête du Secrétaire général que par l’Équipe Mapping indiquent que des officiers rwandais étaient les commandants de facto, notamment à Shabunda (Sud-Kivu), Kisangani (province Orientale) et Mbandaka (Équateur), même quand des officiers congolais de l’AFDL étaient censés être leurs supérieurs hiérarchiques888. L’implication active d’éléments des forces armées ougandaises (UDPF), a été également confirmée dans plusieurs endroits, tels que Kitale, Kibumba et Mugunga, au Nord-Kivu, Kiliba au Sud-Kivu et jusque dans la province Orientale. Toutes ces informations permettent d’affirmer le caractère international du conflit armé qui s’est déroulé en RDC entre 1996 et 1998, soit durant ce qu’il est convenu d’appeler la première guerre.
480. Certes le moment exact du début du conflit armé international reste discutable. Des troupes étrangères étaient certainement impliquées dans le Sud-Kivu lors de l’attaque sur le camp de Runingu, le 13 octobre 1996889, même encore plus tôt, au cours de l’attaque de Lemera, qui a commencé le 6 octobre 1996 et dans laquelle était impliquée l’armée rwandaise890. Il suffira ici, pour la qualification générique des crimes, de conclure qu’à partir de la mi-octobre 1996 les crimes de guerre répertoriés ci-dessus s’inscrivent dans le cadre d’un conflit armé international. Durant cette période, les actes prohibés commis à l’encontre des populations civiles par tous les groupes belligérants pourraient être qualifiés de crimes de guerre, même s’ils ont été perpétrés loin de la ligne de front. Il en est ainsi pour les nombreux crimes commis par les FAZ en repli vers Kinshasa. Tout au long de leur retraite, du territoire d’Uvira jusqu’à Kinshasa, les FAZ et les ex-FAR/Interahamwe ont commis de multiples homicides, viols et pillages, répertoriés dans le présent rapport, qui pourraient constituer des crimes de guerre.
1998-2001 : Deuxième guerre
481. Cette période est caractérisée par l’intervention sur le territoire de la RDC des forces armées régulières de plusieurs États, combattant avec ou contre les forces armées congolaises, en plus de l’implication de multiples groupes de miliciens. Comme le constatait le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en RDC: « la RDC est la proie de plusieurs conflits armés. Certains sont internationaux, d’autres internes et quelques-uns sont des conflits nationaux qui ont pris une tournure internationale (voir E/CN.4/2000/42, par. 20). Au moins huit armées nationales et 21 groupes armés irréguliers prennent part aux combats891 ». Malgré la signature de l’Accord de cessez-le-feu de Lusaka, en juillet 1999, auquel étaient parties la RDC, l’Angola, la Namibie, l’Ouganda, le Rwanda et le Zimbabwe et auquel ont adhéré par la suite les groupes rebelles RCD et MLC, prévoyant le respect du droit international humanitaire par toutes les parties et le retrait définitif de toutes les forces étrangères du territoire national de la RDC892, les combats ont continué. Le 16 juin 2000, le Conseil de sécurité a demandé à toutes les parties de mettre fin aux hostilités et exigé que le Rwanda et l’Ouganda, qui avaient violé la souveraineté de la RDC, retirent toutes leurs forces du territoire de la RDC893. Il faudra attendre 2002, suite à la signature de deux nouveaux accords, celui de Pretoria avec le Rwanda et celui de Luanda avec l’Ouganda, prévoyant le retrait de leurs troupes respectives du territoire de la RDC, pour que s’amorce le retrait des forces étrangères du pays894. Ainsi, tant la participation des forces armées étrangères en territoire congolais que l’appui direct en matériel, armement et combattants à plusieurs groupes rebelles congolais durant toute cette période de la « deuxième guerre » permet d’affirmer qu’un conflit armé de nature internationale se déroulait en RDC en même temps que des conflits internes entre différents groupes de miliciens congolais.
482. Les nombreux crimes commis par le RCD (et ses différentes factions), les groupes Mayi-Mayi et les ex-FAR/Interahamwe à l’encontre des populations civiles, notamment les meurtres systématiques, les viols et les actes de pillage tels que répertoriés dans les pages précédentes, pourraient constituer des crimes de guerre. Cette période a également été marquée par des massacres à grande échelle, comme ceux de Kasika895 et Makobola 896, au Sud-Kivu, ainsi que par de nombreux autres massacres commis à répétition dans les deux provinces des Kivu et au Maniema, au Katanga et en province Orientale. Il en est de même des meurtres, viols et actes de pillage commis par les forces rwandaises et ougandaises, notamment au cours de leur progression de Kitona, au Bas-Congo, vers Kinshasa en août 1998897, tout comme des crimes similaires commis par les Forces armées angolaises (FAA) tout le long de l’axe Moanda-Boma-Matadi-Kisantu898, au Bas-Congo. L’arrêt des turbines du barrage d’Inga, dans cette même province, qui alimentait en électricité une grande partie de la ville de Kinshasa, par des éléments de l’ANC/APR/UPDF a causé la mort de nombreuses victimes vulnérables899. Cette « mise hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population » pourrait constituer un crime de guerre selon les règles du droit international humanitaire900.
483. Les bombardements aériens de Kinshasa par les forces de défense zimbabwéennes (ZDF) en août 1998901 et de Businga et Gemena, dans la province de l’Équateur, par les FAC en décembre 1998902 ont également été effectués en violation des règles du droit international humanitaire et pourraient être qualifiés de crimes de guerre en soi et si l’on considère l’effet excessif du point de vue des pertes de vies humaines au sein de la population civile par rapport à l’avantage militaire attendu. Qui plus est, l’emploi à l’occasion de bombes artisanales, d’une grande imprécision, comme à Businga, semblerait aussi violer les règles du droit international humanitaire qui interdisent « des attaques dans lesquelles on utilise des méthodes ou moyens de combat qui ne peuvent pas être dirigés contre un objectif militaire déterminé ou dont les effets ne peuvent être limités »903.
484. Au cours des affrontements entre l’armée rwandaise et l’armée ougandaise pour le contrôle de la ville de Kisangani, l’emploi d’armes lourdes dans des zones à forte densité de population civile a provoqué la mort de plusieurs centaines de civils et la destruction d’un grand nombre de biens de caractère civil. Le premier affrontement, entre les 14 et 17 août 1999, aurait causé la mort d’au moins 30 personnes au sein de la population civile, le deuxième, en mai 2000, aurait provoqué la mort d’au moins 24 personnes, et le troisième, en juin 2000, présente un bilan qui varie, selon certaines sources, entre 244 et 760 personnes. Ces deux derniers épisodes ont été catégoriquement dénoncés par le Conseil de sécurité qui s’est déclaré « indigné de la reprise des combats… déplorant les pertes en vies civiles, les risques pour la population civile et les dommages matériels infligés à la population congolaise par les forces de l’Ouganda et du Rwanda »904. Certains des actes commis par les deux belligérants pourraient constituer des violations du droit international humanitaire, en particulier en ce concerne l’obligation de respecter le principe de la distinction entre les civils et les combattants et entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires, pouvant être ainsi qualifiés de crimes de guerre. Bien que les forces de l’UPDF aient fait certains efforts pour limiter les pertes en vies humaines, la Cour internationale de Justice, dans sa décision RDC v. Ouganda, n’en a pas moins considéré « qu’il existe des éléments de preuve crédibles suffisants pour conclure que les troupes de l’UPDF ont manqué d’établir une distinction entre cibles civiles et militaires et de protéger la population civile lors d’affrontements avec d’autres combattants »905. Ce constat général peut également s’appliquer aux troupes de l’APR, selon les informations recueillies par l’Équipe Mapping906.
2001-2003 : Vers la transition
Conflit ethnique en Ituri
485. Les actes de violence qui ont secoué la province de l’Ituri, notamment les conflits ethniques entre Lendu et Hema, ont clairement atteint un seuil d’intensité suffisant pour être qualifiés de conflit armé. La CPI907 et la CIJ908 ont confirmé la nature internationale du conflit. Il en découle que les crimes répertoriés par l’Équipe Mapping commis en Ituri entre juin 1999 et le 2 juin 2003909 à l’égard des populations civiles congolaises pourraient être qualifiés de crimes de guerre commis dans le cadre d’un conflit armé international 910. De même, le meurtre des deux observateurs militaires de la MONUC à Mongbwalu, le 13 mai 2003, par les éléments du FNI pourrait être qualifié de crime de guerre en tant qu’attaque contre du personnel employé dans le cadre d’une mission de maintien de la paix911. Pour ce qui est de la période qui suit le 2 juin 2003, date du retrait effectif des troupes ougandaises, le conflit armé qui a perduré répondait au critère d’intensité et de niveau d’organisation des différents groupes armés impliqués912.
Conflit régional au Katanga
486. La période, allant du début de 2001 jusqu’à la fin du mandat temporel du Projet Mapping, a été marquée dans la province du Katanga par un conflit ouvert entre les FAC et les forces Mayi-Mayi. L’implication du Rwanda dans les opérations du RCD et de l’APR elle-même dans la zone, et celle des ZDF aux côtés des FAC donne au conflit son caractère international. Après le retrait des troupes rwandaises de la RDC, à la suite de l’Accord de paix de Pretoria du 30 juillet 2002, l’intensité du conflit est restée élevée et le niveau d’organisation des groupes impliqués dans la région tel, qu’il est possible d’affirmer qu’il s’agissait d’un conflit armé interne. En effet, certains des incidents les plus graves qui ont eu lieu pendant cette période, notamment les bombardements que les FAC ont lancés sans discrimination à Ankoro, en novembre 2002, qui ont coûté la vie à plus de 100 civils et ont causé la destruction, le plus souvent par incendie, de plus de 4000 maisons, y compris des écoles et des hôpitaux, pourraient constituer des violations graves du droit international humanitaire et des crimes de guerre913.
487. Ainsi, certains homicides intentionnels, viols, destruction et pillage de biens ainsi que d’autres crimes commis par les FAC et les Mayi-Mayi entre janvier 2001 et juin 2003 pourraient être qualifiés de crimes de guerre, que l’on soit en présence d’un conflit international ou d’un conflit interne.
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