Méthodologie

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94. Un mapping est basée sur certaines prémisses méthodologiques74. En soi, un exercice de Mapping doit s’intéresser non seulement aux violations mais aussi aux contextes dans lesquels celles-ci ont été commises, au niveau d’une région spécifique, ou comme dans le cas présent sur toute l’étendue d’un pays. Pareil exercice peut inclure différentes activités comme la collecte, l’analyse et l’évaluation d’informations, des enquêtes et interviews de témoins, la consultation d’experts et de personnes, ressources, etc. Ce type de projet n’est pas inédit. Il s’apparente aux commissions d’enquête internationale et aux commissions d’experts ou d’établissement des faits. Il s’inscrit parfaitement en amont de plusieurs mécanismes de justice transitionnelle, judiciaires ou non, comme démarche préliminaire afin d’identifier les défis, d’évaluer les besoins et de mieux cibler les interventions. On le retrouve même au sein des juridictions internationales ou hybrides qui l’utilisent pour mieux circonscrire les enquêtes et établir une stratégie globale de poursuite. Parmi les exemples récents de projets Mapping, certains ont été menés en s’appuyant uniquement sur des documents publics (Afghanistan) et d’autres en interviewant des milliers de témoins (Sierra Leone).

95. Une des prémisses fondamentales d’un mapping est qu’il demeure un exercice préliminaire qui ne cherche pas à obtenir des preuves qui seraient admissibles devant un tribunal mais plutôt à « fournir les éléments de base nécessaires pour formuler des hypothèses initiales d’enquête en donnant une idée de l’ampleur des violations, en établissant leurs caractéristiques et en identifiant les possibilités d’obtention de preuve »75. En matière de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, le Mapping devrait révéler la nature des violations, leur description, leur situation géographique et temporelle, la description des victimes et leur nombre approximatif, ainsi que le groupe – souvent armé – auquel appartiennent les auteurs, etc. Par conséquent, les résultats d’un tel exercice devraient être d’une grande utilité pour tous mécanismes de justice transitionnelle, qu’ils soient judiciaires ou non.

96. La durée du Projet Mapping à six mois (en terme de déploiement) fixée par le Secrétaire général, avec pour mandat de couvrir les plus graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur l’ensemble du territoire congolais pendant une période de dix ans, imposa certaines contraintes quant à la méthodologie à appliquer.. Il ne s’agissait pas de se livrer à des enquêtes en profondeur, mais plutôt de rassembler des informations de base sur les principaux incidents les plus graves, de façon chronologique et province par province76. La collecte, l’analyse et l’utilisation de toutes sources d’informations existantes sur les violations commises durant la période examinée s’imposaient également comme point de départ de l’exercice, particulièrement « les résultats des précédentes missions des Nations Unies dans le pays » 77. Par la suite, le déploiement de cinq équipes d’enquête mobiles sur le terrain durant six mois allait permettre, en accord avec la méthodolgie établie, de vérifier les informations afin de les corroborer ou de les infirmer à l’aide de sources indépendantes, tout en permettant de documenter des violations qui n’avaient jamais été rapportées.

97. Un document décrivant la méthodologie à suivre par l’Équipe Mapping a été préparé à partir des instruments développés par les Nations Unies, particulièrement ceux du HCDH. Ces outils méthodologiques couvraient notamment les champs suivants: une échelle de gravité pour la sélection des violations graves, le niveau de preuve exigée, l’identité des auteurs et groupes impliqués, la confidentialité des informations, la protection des témoins, un guide d’interview des témoins accompagné d’un format de fiches d’entretien standardisé, un guide en matière de preuves matérielles (y inclus les fosses communes), etc. La méthodologie adoptée pour le Projet Mapping devait se conformer aux défis et exigences propres au mandat, notamment l’obligation de couvrir l’ensemble du territoire congolais ainsi que la période allant de 1993 à 2003, de répertorier seulement les violations « les plus graves » des droits de l’homme et du droit international humanitaire et de veiller à ne pas compromettre la sécurité des témoins et la confidentialité des informations.

– Échelle de gravité

98. L’expression « violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire », utilisée par le Secrétaire général pour définir le premier objectif du Projet Mapping, revêt un caractère général et flexible. D’une façon générale, elle est censée viser les violations du droit à la vie et à l’intégrité physique. Elle peut également comprendre les atteintes à d’autres droits fondamentaux de la personne, notamment si de telles atteintes sont systématiques et motivées par une forme de discrimination interdite en droit international. En droit international humanitaire, les violations sont traitées comme graves lorsqu’elles mettent en danger des personnes ou des biens protégés, ou lorsqu’elles enfreignent des valeurs importantes.

99. Compte tenu de l’ampleur des violations commises au cours de dix années de conflit sur un très vaste territoire, une sélection des plus graves incidents s’imposait. Chaque incident répertorié révèle la commission d’une ou plusieurs violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire localisée(s) dans le temps et l’espace. À l’occasion, une vague de violations individuelles (par exemple : arrestations et détentions arbitraires, exécutions sommaires, etc.) est assimilée à un incident.

100. Afin de sélectionner les plus sérieux incidents, ceux révélant la commission des violations les plus graves, il a été utilisé une échelle de gravité semblable à celle utilisée en droit pénal international pour identifier les situations et les crimes les plus graves qui devraient faire l’objet d’enquêtes et de poursuites78. L’échelle de gravité donne une série de critères qui permet d’identifier les incidents suffisamment graves pour être inclus dans le rapport final. Ces critères interagissent entre eux. Aucun n’est déterminant en soi et tous peuvent justifier la décision de considérer l’incident comme grave. Les critères utilisés dans la sélection des incidents répertoriés dans le présent rapport se divisent en quatre catégories:

  • La nature des crimes et violations liés à l’incident: Chaque incident répertorié indique la commission d’un ou plusieurs crimes en vertu du droit international, soit les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime de génocide et les autres crimes qui constituent des violations graves des droits de l’homme. Tous ces crimes peuvent être classifiés selon l’échelle de gravité objective qui retiendra les violations du droit à la vie comme les plus graves (meurtres, massacres, exécutions sommaires, etc.), suivies des violations du droit à l’intégrité physique et psychologique (violences sexuelles, tortures, mutilations, lésions corporelles, etc.), du droit à la liberté et à la sécurité de la personne (arrestation et détention arbitraires, déplacements forcés, esclavage, recrutement et utilisation d’enfants soldats, etc.), du droit à l’égalité devant la loi et à l’égale protection de la loi sans discrimination (persécution) et, finalement, les violations liées au droit de propriété (destruction de biens civils, pillage, etc.).
  • L’étendue des crimes et violations révélés par l’incident: Chaque incident répertorié indique la commission de nombreux crimes causant de nombreuses victimes. Le nombre de crimes commis et de victimes est pris en compte pour établir la gravité de l’incident.
  • La façon dont les crimes et violations ont été commis : les crimes et violations de nature généralisée, commis de manière systématique, qui ciblent un groupe spécifique (groupes vulnérables, groupes ethniques, groupes politiques, etc.), les attaques indiscriminées/disproportionnées causant de nombreuses victimes parmi les populations civiles, sont tous des éléments qui contribuent à élever le niveau de gravité d’un incident ;
  • L’impact des crimes et violations qui ont été commis : Mis à part le nombre de victimes  des  crimes  révélés,  certains  incidents  peuvent  avoir  un  impact dévastateur dans le contexte, soit en déclenchant un conflit, en menaçant les efforts de paix engagés, en empêchant le secours humanitaire ou le retour des réfugiés ou des déplacés, etc. L’impact régional d’un incident ou ses conséquences sur une communauté spécifique, sa signification particulière pour certains groupes (ethniques, politiques, religieux, etc.) peut également contribuer à augmenter son degré de gravité.

– Niveau de preuve

101. L’objectif premier du Mapping étant de « rassembler les informations de base sur les incidents découverts », le niveau de preuve requis est de toute évidence inférieur à ce qui est normalement exigé en matière criminelle devant une instance judiciaire. Il ne s’agit donc pas d’être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence d’un fait, mais plutôt d’avoir une « suspicion raisonnable » (reasonable suspicion) que l’incident s’est produit, un niveau de preuve nettement inférieur à celui requis pour établir la culpabilité d’une personne en droit pénal. On définit la suspicion raisonnable comme « nécessitant un ensemble d’indices fiables correspondant à d’autres circonstances confirmées, tendant à montrer que l’incident s’est produit »79.

– Évaluation de la fiabilité des informations

102. L’évaluation de la fiabilité des informations obtenues s’est faite en deux temps, en considérant d’abord la fiabilité et la crédibilité de la source, puis en vérifiant par la suite la pertinence et la véracité des informations en tant que telles. Cette méthode est connue sous le nom de « admiralty scale ». La fiabilité de la source est déterminée par plusieurs facteurs dont la nature de l’organisation d’où provient l’information, son objectivité et son professionnalisme, la méthodologie employée et la qualité des précédentes informations obtenues de cette même source. La validité et la véracité des informations sont évaluées en comparant celles-ci avec d’autres informations disponibles relatives aux mêmes incidents pour s’assurer ainsi de leur concordance avec d’autres éléments et circonstances déjà vérifiés. En d’autres termes, il s’agit de vérifier l’information obtenue à l’origine en s’assurant que les éléments corroboratifs proviennent bien d’une source distincte de la source primaire qui a fourni les premières informations. Cette corroboration proviendra généralement d’un témoignage recueilli par le Mapping, mais peut également provenir d’un autre rapport ou d’un document. Par contre, différents rapports au sujet d’un même incident basés sur la même source primaire ne sauraient constituer une corroboration par source « distincte ».

– Identification des auteurs et groupes d’auteurs des violations

103. Contrairement à certaines commissions d’enquête dont le mandat requiert spécifiquement « d’identifier les auteurs de… violations afin de s’assurer que les responsables aient à répondre de leurs actes »80, le mandat du Projet Mapping se limite à dresser l’inventaire des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 200381. L’objectif du Projet Mapping n’était donc pas d’établir ou de tenter d’établir la responsabilité pénale individuelle de certains acteurs.

104. La seule mention de cette question dans le mandat du Projet Mapping se trouve dans la section sur la méthodologie qui explique que l’exercice « devrait viser à rassembler les informations de base (situer les incidents dans l’espace et dans le temps, établir le contexte des incidents les plus graves, le nombre approximatif de victimes, l’identité des auteurs présumés, etc.) et non se substituer aux enquêtes approfondies sur les incidents découverts ». Même si l’objectif premier du Mapping n’est pas d’identifier les auteurs présumés ou ceux qui devraient répondre de leurs actes, il était néanmoins nécessaire de rassembler des informations de base relatives à l’identité des auteurs ou des groupes d’auteurs présumés. Par contre, compte tenu du niveau de preuve utilisé dans cet exercice, il serait imprudent, voire inéquitable de chercher à imputer une responsabilité pénale à certains individus. Pareille conclusion relève d’une démarche judiciaire basée sur un niveau de preuve approprié. Par contre, l’identification des groupes impliqués apparaît indispensable afin de qualifier ces crimes de violations graves du droit international humanitaire. En conclusion, l’identité des auteurs présumés de certains des crimes répertoriés ne sera pas mentionnée dans le présent rapport, mais a été consignée dans la base de données confidentielle du Projet remise à la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme qui en déterminera les conditions d’accès82. Toutefois, lorsque les auteurs sont actuellement sous le coup d’un mandat d’arrêt ou ont déjà été condamnés par la justice pour des faits répertoriés dans le rapport, leur identité a été révélée. Il est à noter également que lorsque des responsables politiques ont pris, de manière publique, des positions encourageant ou suscitant les violations répertoriées, leur nom a été cité dans les paragraphes relatifs au contexte politique.

– Autres aspects pris en compte dans la méthodologie

105. Au-delà des outils méthodologiques exposés ci-dessus, certaines contraintes propres au Projet Mapping, à la situation prévalant en RDC et à l’accessibilité de certains sites ont été prises en considération lors des enquêtes de vérification des incidents préalablement identifiés. Ainsi, la capacité du Projet Mapping d’enquêter sur certains incidents a été parfois limitée par la difficulté d’accéder à certaines régions éloignées du pays, ou encore par des problèmes de sécurité qui en interdisaient l’accès. Le court délai alloué à l’exécution du Projet comme tel – six mois – a également influencé le choix des priorités d’enquête et des principaux incidents à vérifier, laissant de côté toute investigation qui prendrait trop de temps par rapport aux résultats anticipés pouvant figurer dans le rapport final. De façon plus importante encore, la prise en compte du mandat global du Mapping – couvrir l’ensemble du territoire de la RDC pour toute la période de mars 1993 à juin 2003 de façon à présenter un rapport détaillé et équilibré des nombreuses violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire survenues à cette époque – a dicté en grande partie le choix des principaux incidents répertoriés.

106. Chaque incident corroboré en accord avec la méthodologie établie fait l’objet dans le présent rapport d’un paragraphe distinct, en retrait et précédé d’un point (bullet point). On y retrouve une description sommaire de l’incident identifiant la nature des violations et crimes commis, leur situation géographique et temporelle, la description des auteurs ou groupes d’auteurs impliqués ainsi que des victimes et leur nombre approximatif. Les chiffres relatifs au nombre de victimes dans les incidents répertoriés ont été donnés afin de permettre de mesurer l’ampleur de la violation et ne se veulent en aucun cas définitifs. En règle générale, le Projet Mapping a pris en compte l’estimation la plus basse et la plus réaliste du nombre de victimes indiqué par les différentes sources et a parfois eu recours à des estimations. Compte tenu de son mandat, il ne revenait pas au Projet Mapping de se prononcer sur le nombre total de personnes victimes de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire en RDC au cours de la période considérée, étant donné que la quantification précise du nombre des victimes n’est pas essentielle pour déterminer la qualification juridique des violations. Chaque paragraphe relatant un incident est suivi d’une note de bas de page qui identifie la source première et la source secondaire de l’information rapportée. Tous les incidents qui n’ont pas pu être corroborés par une deuxième source indépendante, même si l’information provenait d’une source fiable, n’ont pas été inclus dans le présent rapport. Toutefois, ils ont été consignés dans la base de données.

74 Les traductions françaises du terme « Mapping », étant soit « cartographie », « inventaire » ou « état des lieux » et ne reflétant pas exactement l’étendue de ce qu’un projet Mapping peut représenter, l’Équipe a décidé de garder le terme générique anglais pour désigner le présent Projet.
75 HCDH, « Les instruments de l’état de droit dans les sociétés sortant d’un conflit: Les poursuites du parquet », Nations-Unies, New York et Genève, 2008, p 6.
76 Article 4.2 du mandat: « Il devrait être effectué province par province et en suivant la chronologie des événements. Il devrait viser à rassembler les informations de base et non se substituer aux enquêtes approfondies sur les incidents découverts ».
77 Article 4.1 du mandat.
78 Par exemple, le sous-alinéa d de l’alinéa 1 de l’article. 17 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale stipule que l’affaire doit être « suffisamment grave pour que la Cour y donne suite ». Voir également à ce sujet: The gravity threshold of the International Criminal Court, War crimes research office, International Criminal Court Legal Analysis and Education Project, American University Washington College of Law, March 2008.
79 La définition de « reasonable suspicion » en anglais est “necessitate a reliable body of material consistent with other verified circumstances tending to show that an incident or event did happen”. Une autre formulation possible serait qu’il « existe des indices fiables et concordants tendant à montrer que l’incident s’est produit ».
80 Voir Rapport de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour au Secrétaire général (S/2005/60) ; voir également résolution 1564 (2004) du Conseil de sécurité en date du 18 septembre 2004.
81 Le mandat du Projet Mapping se compare davantage à celui de la Commission d’experts chargée d’examiner les poursuites engagées contre les auteurs de violations graves des droits de l’homme commises au Timor-Leste (à l’époque le Timor oriental) en 1999 (S/2005/458) dont le mandat était de « recueillir et compiler systématiquement des renseignements sur les violations des droits de l’homme et les actes susceptibles de constituer des violations du droit international humanitaire qui peuvent avoir été commis au Timor oriental, et faire tenir ses conclusions au Secrétaire général afin qu’il puisse faire des recommandations sur la suite à donner » ; voir résolution 1999/S-4/1 de la Commission des droits de l’homme.
82 Article 4.3 du mandat: « Les informations sensibles recueillies au cours de la mise en œuvre du Projet Mapping doivent être conservées et utilisées selon les règles les plus strictes de confidentialité. L’Équipe devra élaborer une base de données aux fins du Projet Mapping, dont l’accès devrait être déterminé par la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme ».