Section I > CHAPITRE III. Deuxième Guerre > Attaques contre les civils tutsi > 1. Kinshasa
313. Début août 1998, à Kinshasa, des affrontements ont éclaté entre les FAC restés fidèles au Président Kabila et des militaires tutsi au niveau des camps Kokolo et Tshatshi468. Simultanément, les forces de sécurité du Président Kabila ont lancé des opérations de ratissage dans toute la capitale, à la recherche des mutins et de leurs éventuels complices. À l’appel des autorités congolaises, près d’un millier de civils se sont enrôlés dans des groupes de « défense populaire ». Le Gouvernement congolais leur aurait remis des armes blanches et les a engagés aux côtés des forces de sécurité régulières. Les personnes tutsi ou d’origine rwandaise ou celles qui leur ressemblaient physiquement ont été particulièrement visées. Plusieurs hauts responsables du régime, dont le Directeur du cabinet du Président Kabila, M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, ont attisé la haine contre les Tutsi, les comparant à un « virus, un moustique et une ordure à écraser avec détermination et résolution »469. Dans ce contexte, l’Equipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :
- À compter d’août 1998, des éléments de la Police d’intervention rapide (PIR) ont arrêté plusieurs personnalités de haut rang soupçonnées de soutenir le RCD ainsi que de nombreux civils tutsi ou d’origine rwandaise. Des femmes, en nombre indéterminé, ont aussi été arrêtées et violées par les policiers dans les cachots de la PIR et de l’Inspection de la police provinciale de Kinshasa (Ipkin). Au 14 septembre 1998, 111 personnes, parmi lesquelles de nombreux Tutsi, se trouvaient ainsi en détention au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (CPRK, ancienne prison de Makala)470.
- À compter d’août 1998 également, des militaires des FAC ont arrêté, mis hors de combat et fusillé une vingtaine de militaires rwandais, de tutsi congolais et d’éléments des ex-FAZ soupçonnés de s’être ralliés aux mutins. Les corps des victimes ont été enterrés sur la route de Matadi, à un endroit situé entre le cimetière Mbenseke et le quartier Gombe-Lutendele de la commune de Mont-Ngafula. D’autres groupes de militaires rwandais/banyamulenge ont été exécutés par la suite dans des circonstances similaires471.
- À compter d’août 1998, en outre, un nombre indéterminé de personnes détenues au Palais de Marbre, au GLM (Groupe Litho Moboti) et au Palais de la Nation, dont de nombreux Tutsi, ont été exécutées par balle et enterrées sur le lieu même de leur détention ou enfermées dans des sacs lestés de pierres et jetées dans le fleuve472.
- À compter d’août 1998 et au cours des mois suivants, des militaires des FAC ont exécuté ou torturé et soumis à des traitements cruels, inhumains et dégradants un nombre indéterminé de civils, dont de nombreuses personnes tutsi ou rwandaises et des personnes ressemblant à des Tutsi dans le camp Kokolo. Les victimes étaient souvent torturées dans le cachot de la 50e Brigade et les bureaux de l’officier des renseignements des forces terrestres (T2), transformés en cachots pour la circonstance. Le 19 août, plus de 160 prisonniers tutsi ont été recensés par le CICR dans le camp Kokolo. La plupart des prisonniers étaient détenus dans des conditions propres à entraîner de lourdes pertes en vies humaines. Les femmes détenues étaient régulièrement violées, notamment lorsqu’elles allaient prendre une douche. Selon plusieurs témoins, les corps des personnes tuées ou décédées ont été brûlés ou enterrés dans des fosses communes creusées à l’intérieur même du camp473.
- À compter d’août 1998 et au cours des mois suivants également, des militaires des FAC ont détenu, torturé et exécuté un nombre indéterminé de personnes, dont de nombreux Tutsi, dans les cachots souterrains du camp Tshatshi, à Kinshasa. Selon un témoin, un militaire appartenant au 501e bataillon du camp aurait expliqué que les « les gens qui sont ici sont pour la boucherie ». Les corps des victimes ont été jetés directement dans le fleuve474.
314. À l’entrée des troupes de l’ANC/APR/UPDF dans les quartiers périphériques de Kinshasa, aux alentours du 26 août 1998, les membres des groupes de défense populaire et, dans une moindre mesure, les FAC se sont mis à traquer les infiltrés et leurs supposés complices. Un nombre indéterminé de Tutsi, de personnes d’origine rwandaise et de personnes leur ressemblant ont été tuées au cours de cette période. Le 27 août, dans la commune de Kasavubu, un civil a déclaré sur les antennes de Radio France Internationale (RFI) que c’était la population et non les soldats qui étaient en première ligne pour « brûler les Tutsi »475. Des personnes ayant des traces de boue rouge sur leurs chaussures comme on en trouve au Bas-Congo, des personnes portant des vêtements de sport, comme certains assaillants circulant en civil, ainsi que plusieurs handicapés mentaux qui ne respectaient pas le couvre-feu ont été attaqués476. Au total 80 personnes au moins ont ainsi été tuées, certaines brûlées vives en subissant le supplice du collier, d’autres empalées ou mutilées à mort, d’autres tuées par balle. Les corps des victimes ont été le plus souvent laissés dans les rues ou jetés dans la rivière Ndjili et le fleuve Congo477. Au cours de ces événements, plusieurs centaines de personnes ont été blessées et de nombreux biens ont été pillés478 . Beaucoup de cas isolés ont été rapportés sans que l’Équipe Mapping n’ait pu tous les vérifier. Dans ce contexte, l’Equipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :
- Le 27 août 1998, deux membres des forces de sécurité ont jeté du haut d’un pont sur la rivière Ndjili, dans la commune du même nom, une personne, probablement tutsi et ont ouvert le feu. La scène a été filmée et diffusée sur les écrans de télévision du monde entier479.
- Aux alentours du 27 août 1998, des civils et des membres des groupes de défense populaire ont brûlées vives plusieurs personnes dans les quartiers de Vundamanenga, Kimbiolongo et Ndjili Brasserie du village de Mbuku, dans la commune de Mont-Ngafula. Plusieurs infiltrés, épuisés, ont été arrêtés, brûlés vifs puis enterrés dans la forêt par des habitants de ces quartiers480.
- Aux alentours du 27 août 1998, sur l’avenue Kasavubu, des civils ont traîné sur plusieurs mètres le corps calciné d’une personne. Des cadavres ont aussi été brûlés au niveau de l’arrêt d’autobus entre la 12e et la 13e rue, sur le boulevard de Limete, en face du commissariat de police. Un handicapé mental a été criblé de balles au marché central481.
- Dans la sous-région de la Tshangu, à l’est de Kinshasa, une partie de la population, en particulier les jeunes gens, ont tué une dizaine au moins de personnes soupçonnées d’être des infiltrés. Certains ont été battus à mort et d’autres ont été brûlés vifs. Neuf corps ont été enterrés dans une fosse commune dans le terrain Siwambanza du quartier Mokali de la commune de Kimbanseke482.
- Une nuit, fin août 1998, un groupe d’hommes armés et portant des cagoules a violemment battu les membres d’une famille tutsi résidant rue Luapula, dans la commune de Barumbu483.
315. Entre septembre et décembre 1998, une commission regroupant des représentants du Gouvernement de Kinshasa, des organismes internationaux et des organisations non gouvernementales (ONG) nationales a fait exhumer un nombre indéterminé de corps dans le quartier General Motors de la commune de Masina, dans les quartiers de Kingasani ya suka et Mokali de la commune de Kimbanseke, dans les quartiers de Ndjili/Brasserie et de Kimwenza de la commune de Mont-Ngafula, dans le quartier de Binza/Météo de la commune de Ngaliema et dans le quartier du camp CETA de la commune de Nsele. Les corps ont ensuite été enterrés dans le cimetière de Mbenseke Futi de la commune de Mont-Ngafula Il n’a pas été possible de confirmer le nombre de personnes exhumées484.
316. Les arrestations arbitraires, les viols et les exécutions sommaires ont continué pendant plus d’un an, bien que sous une forme plus atténuée. À certains moments, plus d’un millier de personnes étaient détenues dans les camps militaires et les différents cachots de Kinshasa485. Dans ce contexte, l’Equipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :
- À la fin de 1998, un nombre indéterminé de personnes étaient encore détenues dans des conditions propres à entraîner de lourdes pertes en vies humaines dans les cachots de la Détection militaire des activités antipatrie (DEMIAP). Selon les témoignages recueillis, les détenus pouvaient voir des camions emmener régulièrement hors du camp les cadavres des prisonniers décédés à la suite des mauvais traitements et des tortures qu’ils avaient subis486.
- Début 1999, un peloton d’exécution composé principalement d’éléments de la Garde présidentielle a exécuté, de nuit, une vingtaine de Tutsi et d’éléments des ex-FAZ au Centre d’instruction Kibomango, sur la route de Bandundu. Les victimes étaient emprisonnées au GLM. Leurs corps ont été enterrés dans une fosse commune prés du Centre487.
- Le 12 janvier 1999, des FAC de la 50e Brigade ont arrêté arbitrairement et conduit au camp Kokolo une trentaine de personnes parmi lesquelles au moins 25 Tutsi, pour la plupart des femmes. À l’initiative de la nonciature apostolique, les victimes ont été hébergées au Centre Béthanie de la Gombe que les FAC ont pillé et saccagé lors de cette opération. Début janvier, il y avait encore près de 140 Tutsi dans le camp Kokolo détenus dans des conditions propres à entraîner de lourdes pertes en vies humaines488.
317. Le nombre total de personnes tuées au cours de cette période sur la base de leur origine ou de leur apparence physique tutsi ou rwandaise est impossible à estimer. À la suite des pressions exercées par la communauté internationale et à l’engagement personnel du Ministre congolais des droits humains, les autorités de Kinshasa ont accepté de transférer certains détenus sur le « Site d’hébergement des personnes vulnérables » dans les locaux de l’Institut national de sécurité sociale (INSS), dans la Cité Maman Mobutu de la commune de Mont-Ngafula.
318. Fin novembre 1998, le CICR a recensé dans le centre de l’INSS et les différents sites de détention visités la présence d’au moins 925 personnes, dont une majorité de Tutsi489. Entre juin et septembre 1999, le CICR et le HCR ont pu faire partir à l’étranger près d’un millier de personnes parmi lesquelles des personnes hébergées au centre de l’INSS, des prisonniers et des personnes vivant dans la clandestinité490. En 2002, selon certaines sources il restait toutefois encore au centre de l’INSS plus de 300 Tutsi, mais aussi des Hutu et des personnes issues de mariages mixtes en attente de réinstallation491.
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